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Le bar de la gare

Me voici donc ici, sommairement assis sur cette chaise, je me repose, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés sur une nappe en papier ordinaire, armé de mon stylo mâchouillé. J'écoute le temps s'écouler. Lenteur.
Sur les murs jaunâtre, une odeur de nicotine s'imprime, des centaines de billets de banque usagés de centaines de pays s'entremêlent "amateuristiquement" avec les milliers de cartes postales de femmes nues envoyées malicieusement par des milliers d'amis. Des publicités d'alcools de différentes décennies masquent les publicités de sodas actuelles. Un nain de jardin s'exhibe fièrement, ses yeux brillent, il regarde tendrement le tuba, le trombone, la trompette,le cor de chasse, une autre trompette plus grosse, le saxophone alto, un clairon. Les cuivres, eux, ne brillent pas, ils sont oxydées, ils sont polis par le temps. Une voix lactée étincelante, les étoiles, collection infinie des coupes gagnées par les boulistes valeureux, sérieux et courageux de l'amical de pétanque du village,se reflète dans les miroirs sans teint de la porte de la cuisine. Le magicien est derrière l'invisible.
Les vignerons, les plombiers, les électriciens, les chauffagistes, le garagiste, l'assureur,
les chômeurs, le chauffeur, l'alcoolique, les plâtriers, l'homme sans dent, les gourmands, le retraité, le gros moustachu à la queue de cheval, tout le monde est là, c'est vendredi, ils attendent. Ils savent.
"Bonjour Marcel, tu as assez de vin? En entrée tu préfères de la salade ou de la charcuterie?" " Je ne suis pas une poule! de la charcuterie!!" Marcel est un homme à qui on la fait pas, il est exigent, décidé, il travaille dur dans les vignes, ses rides sont bavardes.
Nous sommes, chez Gisèle et Bebert, au bien sage, au bar de la gare du village, une gare où les trains ne s'arrêtent plus, un bar où les affamés font étape, les assoiffés de vie.
La table est conviviale. La générosité est la politique de la maison. Abondance.
Le magicien au tablier blanc derrière l'invisible devient visible, il s'octroie quelques minutes de pose, ici, dans la salle. Il a le sourire. Il sait. Il est confiant. Il vient de goutter le plat du jour, la réussite est foudroyante, il sait que l'homme sans dent aussi se régalera, son cassoulet est le meilleur du monde, les gourmands seront comblés. Bonheur.
Le cassoulet !! Vous connaissez? Ce plat du sud-ouest de la France ancestrale à très haute consistance, quatre viandes, du canard confit, du lard fumé, du jarret de veau, des saucisses de Toulouse épicées, des flageolets frais, de la graisse d'oie,et surtout de la graisse.......
Je suis toujours ici, sur cette chaise, je superpose mécaniquement des carrés sur des rectangles, puis des rectangles sur des carrés, puis des carrés sur des carrés, un carré blanc s'évade sur la nappe carré blanche, toujours armé de mon stylo mâchouillé.
Tout a réellement commencé, il y a déjà longtemps, successivement avec, en 1915 carré noir sur fond blanc, puis en 1918 avec carré blanc sur fond blanc que Kasimir Malevitch signaient.
Les premières oeuvres véritablement abstraites, d'une simplicité géométrique absolue, un carré sur un carré, un espace sur un autre espace, constituent des peintures cessant d'être des compositions subjectives, se concentrant ainsi sur leurs propres réalités. Une couleur. Une forme. Une remise au point zéro de la peinture. Une composition sans ligne d'horizon. Un monde sans représentation. Une révolution picturale.
Avant 1917, Le pouvoir des tzars de Russie reposait sur l'héritage de droit divin, Il bénéficiait des croyances religieuses irrévocables, Il utilisait l'image, l'iconographie pieuse comme moyen de communication avec son peuple de paysans illettrés, comme justification de la légitimité du régime. Le contexte social et politique de l'époque, au pays de Malévitch, est la clé de l'apparition de ces oeuvres révolutionnaires affirmant un refus total de l'image ou du pouvoir utilisant l'image.
Après la révolution, sous la sombre période stalinienne, le paysan russe arborait discrètement la plus seule de ses conquêtes, "The running man" aussi signé en 1932-34 par Malevitch courrait vers le désespoir tenant dans sa main un carré d'une seule couleur, un carré bleu. Nous pouvons imaginer les pressions subies par le peintre russe durant cette terrible dictature. Malevitch dut-il manoeuvrer en marche arrière? La liberté s'étouffait, un autre monde de l'image s'installait, celui du réalisme soviétique. Une nouvelle dictature de l'image en remplaçait une autre.
Aujourd'hui, où en sommes nous de nos rapports à l'image? Des centaines de billets des banques de centaines des pays différents, ils sont tous frappés d'une icone légitimant les symboles d'un pouvoir, sur le dollar américain résident les illustres présidents des États-unis d'Amérique garant de la moral "in god we trust", la livre sterling n'oublie pas la reine "god save the queen", l'euro et ses monuments flamboyants suggèrent la grandeur de la construction européenne.
Plus grave encore, certains dictateurs, tortionnaires de leur peuple, exercent le culte de la personnalité
imprimant leurs sinistres profils sur le papier de leur monnaie. Inflation d'image.

Paul Raguenes - 2006

Paul Raguenes "Derrière la vitre"

Paul Raguenes par sa rigueur d'exécution minimaliste lutte contre les perceptions standardisées qui normalisent le réel. Il en propose d'autres "reflets", plus profonds et dégagés des contingences produites par la sursaturation visuelle de l'époque post-moderne. Plus que d'en décrypter les signes il cherche à modifier nos repères et nous forcer à (nous) réfléchir à tous les sens du terme.
Ce travail prend naissance au siècle dernier dans l'atelier de Condrieu où l'artiste travaille d'abord sur des papiers poudrés qui le conduisent jusqu'à ses "miroirs gravés" plus au moins teints d'aujourd'hui où ressort par exemple la phrase emblématique "I never look what I see" ("Je ne regarde jamais ce que je vois") en une sorte de clin d'oeil à la pipe de Magritte ou encore aux pièges de Duchamp. Dans l'intervalle l'auteur s'est rapproché des monochromes afin de comprendre ce qui se passe lors de l'évolution d'une couleur dans le temps. C'est pourquoi d'ailleurs il s'est intéressé au tannin du vin avec lequel il a tenté diverses expériences. Intrigué aussi par l'autonomie du châssis par rapport à l'image, Raguenes en est venu à la création de sculpture-peinture qu'il développe aujourd'hui au sein de "(Mono)spy@archi(chrome)".
Il s'agit pour lui de faire entrer le plus compliqué dans la structure la plus simple mais dans une forme qui ne reste pas à l'état d'image. Chez lui la virtualité prend une autre forme. Le but de sa démarche est de signifier à l'observateur que l'objectivité est relative : il suffit de se mouvoir dans l'espace qui entoure l'oeuvre et tout change. Angles, lumière, etc. font prendre conscience de la subjectivité de toute perception. Chez lui d'ailleurs, elle ne se limite pas au simple visuel même s'il a longuement travaillé sur la propagation des percepts au niveau de la rétine et du cerveau dans une perspective que ne renierait pas Rothko dont l'oeuvre de l'artiste français est proche par de multiples aspects.
S'agit-il dans ces nouveaux travaux et comme chez le peintre américain d'une peinture sculptée ou peut-on parler de sculpture "peinte" ? Les deux sans doute puisque l'artiste travaille par effets de couches à ce que cela suscite au niveau d'une surface dégagée de tout ce qui n'est pas à proprement parler de la "couleur". Sensible au bleu et au rouge l'auteur porte aussi son attention au noir et à toute ses variations comme Soulages l'a fait. Mais alors que ce dernier s'intéresse à la densité de matière Raguenes s'interroge plus sur sa diaphanéité et ses valeurs d'évolution dans le temps (d'où son intérêt souligné plus haut pour le tanin du vin qu'il nomme "couleur intoxiquante ").
Mais la couleur ne suffit pas à l'artiste qui tente de faire jouer ses travaux (d'où son transfert de la peinture vers la sculpture) sur le clavier de tous les sens (tactile, olfactif). Il veut savoir aussi ce qui peut, d'une manière ou d'une autre, salir et pervertir une couleur de base en fonction des incidents de parcours.Entre peinture et sculpture, entre surface et volume tout se joue. D'autant que les objets changent en fonction du temps et des processus sensoriels et moteurs dans lesquels la mémoire n'est pas pour rien. L'image perçue demeure toujours le fruit d'une interface entre le dehors et le dedans et dépend aussi de différents référents qu'on nommera épidermiques en sachant que pour Raguenes et contrairement à ce que pensait Valéry, ce n'est pas forcément dans l'homme comme dans l'art, la peau qui est la plus profonde...
L'artiste change la donne du langage spatio-temporel. Il refuse toutes ces vieilles mains qui ne saisissent que le vide parce qu'elles restent entravées sous un linceul rigide de la représentation de l'apparence et des découpes qu'elles façonnent. Tout se passe comme si le créateur affirmait "j’ai compris qu’il n’y aura plus jamais d’images peintes". L'art ne cite plus le réel il le recrée en des pièces où il condense sa substance intime par une relation pleine avec la sensation. Loin de la reproduction surgit une altération "déchiffrante" où les jeux de lumière deviennent un cheminement vers le pays de nos ombres portées. Et lorsqu'une solution lui manque afin de résoudre l'aliénation de l'image par le réel, Raguenes en découvre une autre et s’exalte d’être livré au bon vouloir de ce tourbillon des fibres de la matière, de l'affect et de l'intelligence créatrice.
Refusant la reddition, il n'accepte pas d'abandonner à l’adversaire les provinces lointaines de l'image et ses sensations. Mais au simple reflet il préfère le battement du monde dans une dissidence radicale à l’égard des normes. Son art exprime le rêve d’un monde où tout pourrait être différent. Raguenes est donc toujours à la recherche des trouvailles qui bouleversent et qui desserrent enfin l’étau d’absolue détresse du monde. En une telle oeuvre ce n'est pas la poétique d'un artiste qui surgit mais la vie même d’un homme qui s’inscrit tout entière « avec la pointe de l’âme sur la vitre du temps » (Pierre Reverdy).
Jean-Paul Gavard-Perret

Ultracolour

My works are monochromes. Confusion. In spite of appearances, one should be carefull, considering them rapidly, summarily, as monochromes would be restrictive, null and void.
Behind a one-piece, visibly one-coloured surface, a very complexly build polychromy is hiding and appears only, slowly, with the light. One should be patient.
Versatile colours woo blacks. Furtive brightness rud shoulders with abysses.
My preoccupations are haunted by the ideas of mutation, translation, transfiguration of colour. The black-purple-reds, the purple-black-greens, the carmine-black-purples maybe turning into random definitions of one colour.
Ultracolour.
Paul Raguenes. December 2002.

I never stop questioning what I see

Peter Lodermeyer: Interview with Paul Raguénès, November, 2002 / May, 2003
PETER LODERMEYER: Apparently, red and blue are the colors you prefer. What is the reason for this restriction? Are you interested in their oppositional character, in the polarity of warmth and cold, aggressiveness and reservedness, the plus and minus (as it is referred to in Goethe’s “Theory of Colors”)?
PAUL RAGUENES: Basically, what interests me is the variable color, the color that approaches black, the black that allows one to detect its colorness, depending on where we stand, how long we wait, how the light changes. For this reason, I am interested only in the colors mentioned, which are located at the primary points along the color wheel. Close to black. Intensive.
P.L.: One of your works bears the title Tannin. This is known as the tanning agent mainly found in red wine. You live in the French Department of Isère, a region known for its wine. Is this one of the reasons for your preference for wine-red color values and bluish-red tones?
P.R.: Tannin, an intoxicating color! The problem... tannin is not at all responsible for the color of the wine. Drink wine down to its lees, exhausting its reserves to the last drop. A thick, oily, powdery substance is left, neither red nor black nor violet, a residue which covers the amber-colored bottom of the bottle. Sediment. Material. Color. This tannin formed from grape seed and stem is, in reality, the moody owner, the trigger of the diverse tastes of wine, which develop over the course of time. The complexity of taste. Thyme. Violet. Black currant. Raspberry. Butter. Different each year, depending on the rays of the sun, the presence of this over-endowed active agent enchants the wine-grower to an unpublished reflection during the festive days of wine production. During such days, the emergence of the invisible, taste-free, carbonated gas transforms these artists of taste into tightwire-artists on the fragile thread of life. In the studio, at the end of the day, the light becomes matte and my eye tires accordingly; my dirty, oily, powdery hands, neither red, nor black, nor violet, dirty up an old rag, but inevitably retain the same color. I have no water in my studio, the tell-tale color will remain on my hands, on each of my fingers until I get home! I must shop for a few things before going home, whole-grain bread, a pack of cigarettes, pasta, a bottle of beer. And I love it when the shopkeeper, who knows nothing of my occupation, casts a surprised glance at my
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P.L.: Which type of feelings do you try to evoke?
P.R.: …………….. Sense………………… Feeling………………
P.L.: One of the most fascinating aspects of your works of art is their swaying between painting and sculpture, surface and volume. Thus, your works called Volumes seem to be key pieces. Can you tell me something about the aesthetic function of these upright sculpture-like paintings or painting-like sculptures?
P.R.: Volumes – Painting-sculptures? Sculpture-paintings? I love cultivating dual meanings, what lies in between. In our everyday life and our life with others, our paths, our walks are strewn with objects of varying size, functions, colors, and forms. These objects bring about all of our changes of location within space, in our houses, on the streets, in the city or at the supermarket. An artist can also lay claim to our spaces, if one asks him to furnish them with his own objects. Determining the movements within space. Playfully. Aesthetically. Critically.
P.L.: You mentioned the name of Mark Rothko. His soft, floating fields of color and subtle color transitions were certainly your points of departure, but I think that there are huge differences: Rothko’s work is concentrated on the visual, while your works with their volumes, their weight and the surface structures of the material also appear to activate the other senses. Are you interested in synaesthetic effects?
P.R.: Synetic effects, perhaps!? But I never stop questioning what I see, consequently also, what my memory has preserved of all that I have seen. The light-sensitive retina of the eyes takes in information, which is simultaneously conveyed to the brain. A relentless mechanism. Two worlds are in immediate relation to each other as a result: The external world with its light and the inner light with its memory. There, the relation between these two poles is only interesting when it becomes a conflict. Provoking this conflict by feeding doubt into it, like an intruder. When the eye doubts, the brain doubts; when the brain doubts, the eye doubts... The feeling, evoked by how one sees a color transfiguring itself depending on the changes of location one makes, from the front, from a distance, from the side, from close up, this feeling depends upon the superimpositions of different color layers, which are buried under the epidermic pigmented mass. With light as an accomplice. The smell – of a place, of a being, of a tree, of the summer rain, of the kitchen of my grandmother, of a delicious wine, of warm tar, of the iodized air of the sea coast, holds fast the fragile fortresses of our memory. A strange realization! Smells are unforgettable. Are sterile products empty so that they may be easily forgotten? My objects, physical entities, exude the peppered smell of the encounters of the juices of the materials inside. Fragrance. The distance between touching and stroking is miniscule. Strokingly-touching. Sometimes I am surprised at myself, by how I stroke for a long time a weathered cliff, which has been smoothed by time, attracted by its form, its color, influenced by the context of its location.

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